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l'émigrant

Histoires de Voyageurs et émigrants


Journal de mer d'un adolescent

(contribution à l'histoire de la vie belge après 1830)
Bruxelles, Vve Ferdinand Larcier, 1910   

Edmond PICARD

Bruxelles, 15/12/1836
-
Dave(Namur), 19/02/1924

Ce célèbre avocat et homme de lettres s'était engagé avec son frère, à dix-sept ans, comme mousse dans la marine marchande belge, en vue d'obtenir le brevet de lieutenant au long cours

Il entretint, pendant cette période, une correspondance suivie avec ses parents. Ces lettres, conservées par sa mère, furent publiées 55 ans plus tard.
Son premier voyage, en compagnie de son frère, fut une traversée de l'Atlantique à bord du Vasco de Gama;

Ce navire, partit d'Anvers le 2 mars 1854, dû faire escale à Porstmouth pendant de nombreuses semaines  pour y réparer des avaries.
Ce navire transportait un grand nombre d'émigrants belges dans l'entrepont et Edmond Picard, bien qu'assigné comme garçon de cabine et ayant peu de contacgt avec ces  émigrants, nous décrit la pénible traversée qui attendait ces malheureux.

Arrivé à New-York le 24 juin, les passagers et l'équipage faillirent être mis en quarantaine, à cause du mauvais état sanitaire du navire. Ce ne fut qu'à l'aide d'arguments décisifs (argent et genièvre) que Edmond Picard parvint à décider le docteur américain de laisser les émigrants quitter le navire.

Edmond Picard quitta la marine vers 1857 alors que son frère Emile y resta jusque vers 1863 et parvint au grade de capitaine.

 

dimanche, 26 février 1854
Hier on a apporté l'eau qui doit servir au voyage; quelques coffres des émigrants sont aussi déjà embarqués; enfin, tout se prépare pour un prochain départ.

1er mars
Notre office consistera à nettoyer la cabine, à servir la table, à nettoyer la vaisselle, etc.

4 mars
Il y a peu de passagers dans la cabine, trente-deux, je crois, dont onze seulement dînent à la table du capitaine; mais ils nous donnent des embarras sans fin, et sont aussi sales qu'on peut l'être. Il se trouve aussi un couple d'enfants de six mois qui nous régalent pendant la nuit d'un concert peu harmonieux … Il y a trois cent dix-huit passagers, dont la plupart dans l'entrepont, nous n'avons aucun contact avec ces derniers, nous ne sortons pour ainsi dire pas de la cabine.

Ce nouveau navire sorti des chantiers navals d'Anvers en est à son premier long voyage en mer: la membrure a joué et une voie d'eau s'est déclarée. Le Capitaine doit le faire accoster à Portsmouth pour réparer.

10 mars (près de Porsmouth)
La plupart des gens [de la cabine] nous ennuient tellement que je voudrais déjà être à New York pour en être débarrassé.

15 mars (arrivé à Portsmouth)
Les redoutables acarus ont envahi l'entrepont. On a pris des précautions pour en préserver la cabine; pourvu qu'elles soient efficaces.

22 mars
le déchargement du navire avance; d'ici dix ou douze jours il sera terminé. On a loué en ville deux grandes maisons où logent tous les émigrants. Un bateau à vapeur les a emmenés avec leurs bagages en trois voyages. … Il ne reste à bord que les passagers de table. 

les dégâts de la coque ne peuvent être réparés qu'en cale sèche à Southampton. Le navire y est re- calfaté et goudronné. Il y restera 3 jours avant de regagner Portsmouth

3 avril
j'ai oublié de vous dire que, selon son ordinaire, Strauss, l'entrepreneur de l'émigration, a fait de ses farces avec le Vasco de Gama. Il devait donner dix huit mille kilogrammes de pommes de terre pour les passagers, et il en manque douze milles. Il a donné de faux billets de banque américains à plusieurs de ces malheureux. Le capitaine dit qu'il a déposé une plainte contre lui, mais je ne sais si cela aura des suites.

17 avril
Les passagers ne sont pas encore revenus à bord et habitent toujours leurs deux maisons en ville… Nous avons ici un passager du Peter Hattrick, qui avait manqué le bâtiment à Anvers. ,Il a demandé à notre capitaine s'il n'y avait pas de place pour lui parmi nos émigrants. Il lui a répondu qu'il y en avait plus de trois cent de trop! Si l'on veut prendre à la lettre ces paroles du capitaine, nous avons réellement à bord plusieurs passagers de trop, qui sont partis sans payer, et ne sont pas inscrits sur la liste !

23 avril
Les passagers sont rentrés à bord mardi, et la première nuit de leur installation a été signalée par un accident qui aurait pu avoir de fâcheuses conséquences. Vers onze heures du soir, des cendres mal éteintes ont communiqué le feu à leur cuisine; grâce à de prompts secours, on est parvenu à l'éteindre, et nous avons été quittes pour quelques vêtements mouillés.

Ces derniers jours, on a fait aux passagers la distribution des vivres qui doivent remplacer ceux déjà consommés; on a également visité tous les coffres des émigrants, et saisi les armes qui s'y trouvaient. Cette mesure de rigueur a été nécessitée par diverses scènes de désordre et de violence qui ont eu lieu à bord. Pour y procéder, on a fait monter tout le monde sur le pont, on a appelé ensuite chaque homme par son nom, on est descendu avec lui seul et l'on a visité ses effets; de cette manière rien n'a pu être dérobé à la visite.

Mardi matin. hier, une femme est morte à bord( voir :De Maeyer) ; ce matin je l'ai vu mettre dans le cercueil; immédiatement après on l'a transportée à l'église catholique. Elle appartient à une famille de paysans des environs de Bruxelles.

les réparations terminées, le navire repart pour l'Amérique le 28 avril. Il y arrivera le 24 juin. Edmond Picard décrit quelques passagers de cabine :

- Charles Mantel de Fluy : surnommé 'le docteur Lambert', ou plutô 'le sans-culotte', vu qu'il porte toute sa garde-robe sur le dos et que lorsque son pantalon, usé par un trop long service, commence à prendre du jour, il est obligé de se mettre au lit pour le remettre en état.
-Alfred Flostroy, né natif de Florenne, gros garçon de quatorze ans expédié à son oncle Ferdinand de New York; un être naïf jusqu'à la bêtise et, de plus, gratifié d'une tête énorme qui l'a fait surnommer "Dikkop".
-Désiré Deleu : jeune homme de 21 ans, sans esprit et sans manières, voulant se faire passer pour plus qu'il n'est. Il part pour New York muni de soixante cinq francs pour toute fortune, mais ayant treize lettres d recommandation. Ces soixante cinq francs ont été remis au capitaine avec prière de ne les lui délivrer qu'à l'arrivée… il voulait se faire passer pour un grand seigneur; maintenant il est rentré dans le commun des passagers, n'emportant de sa grandeur passée que le titre de 'baron Stockviss'
-Joseph Poorteman, sa femme Barbara, Guillaume Jean et Kobes ses fils, Pauline sa fille. Tous sont de taille lilliputienne. Le père, de 55 ans, est barbier. Ils sont tous de Bruges.

...la cabine est située à l'arrière du navire. elle se compose d'une assez grande chambre ayant la forme d'un carré long et communique avec le pont au moyen d'un corridor ayant sept pieds de long sur six de large. A droite de ce petit vestibule est ménagée la chambre du capitaine. A gauche celle des lieutenants. Dans la cabine proprement dite se trouvent les lits des passagers, au nombre de huit de chaque côté, huit au-dessus et autant en-dessous. [ces lits] sont disposés pour recevoir deux personnes chacun et n'ont point de fermetures, ce qui fait que le matin lorsque nous nous levons de bonne heure, nous jouissons quelquefois d'exhibitions des plus pittoresques. Nous avons pu examiner tout à notre aise le soleil, la lune, les étoiles, tout le système planétaire. Un vrai musée académique. Même il est arrivé que le soleil s'est mêlé de faire de bruit. Je crains en avoir déjà trop dit sur un sujet aussi délicat.

...Il me paraît assez à propos de vous faire connaître l'ordinaire des repas. C'est peu varié, car, de même qu'en pension, chaque jour a ses plats fixes. D'abord le matin, tous les jours, café, biscuits ; de plus, alternativement, des harengs fumés, le lendemain des pommes de terre. Ces dernières ont remplacé l'orge bouillie, et en voici la raison : à Portsmouth nous avons embarqué une énorme quantité de ces tubercules, et comme ils se gâtent à bord, on s'empresse de les manger avant qu'ils soient tous pourris. Le soir, régulièrement, du thé, du biscuit, du beurre et du "Lapschausen", c'est-à-dire un mélange de viande déchiquetée et de pommes de terre écrasées.
Maintenant le dîner. Le lundi délicieuse soupe aux pommes de terre, lard salé et pommes de terre. Le mardi soupe aux pois verts et pommes de terre. Le mercredi soupe aux fèves blanches, viande salée et pommes de terre. Le jeudi soupe aux fèves rouges, viande salée et pommes de terre. Le vendredi soupe aux pommes de terre, stockvis, pommes de terre et crêpes. Samedi soupe aux pois verts, lard salé et pommes de terre. Le dimanche soupe aux pommes de terre, viande salée, pommes de terre et pudding à la farine, à l'eau et aux raisins. Oh! que de pommes de terre l C'est frugal, mais c'est encore assez bon et cela se laisse manger, surtout le pudding qui nous paraît délicieux. Cependant, je. songe à chaque instant aux bons repas que je faisais à la maison, et aux repas meilleurs encore que nous ferons au retour.

... Quand je vous ai parlé des repas des passagers mangeant à la table du capitaine, je n'ai pas songé à vous dire quelque chose de la cuisine des passagers de l'entrepont; cependant, j'ai déjà remarqué des plats qui méritent une mention. Ainsi, ils font rôtir des pois ou du riz, puis, l'ayant moulu, en font du café; j'ai aussi aperçu des soupes qui auraient rendu des points au brouet noir des Spartiates. Pour faire des crêpes ils se servent de biscuits râpés en guise de farine. Du reste, ils doivent absolument inventer des plats nouveaux, car je considère comme une dérision les quelques provisions qu'on leur a distribuées avant de partir. On leur a donné pour tout le voyage un kilogramme de lard et un kilogramme de viande salée par homme, trois livres et demie de pain par semaine et un demi-seau de pommes de terre; le reste à l'avenant.
L'entrepont lui-même mérite une description : c'est un vaste gouffre où sont enfermés deux cent cinquante pourceaux, car c'est vraiment la seule dénomination que méritent ces êtres grossiers, sales, dégoûtants. 

Quand on entre dans cet enfer, on est dès d'abord suffoqué par une chaleur étouffante et une puanteur composée de tant de puanteurs différentes, qu'il serait impossible de la décomposer. Lorsqu'on a descendu l'escalier boueux et glissant qui y mène, on n'aperçoit rien d'abord; une obscurité profonde enveloppe tout, et pour un moment l'on se croirait seul. Mais bientôt les yeux se font à l'ombre, et l'on distingue autour de soi, assis sur des coffres, des hommes, des femmes, des enfants, se livrant à des occupations plus sales les unes que les autres : ici une mère cherche les poux de son fils, là une autre ouvre un maillot qui exhale une odeur pestilentielle, à côté, une famille dévore le repas journalier sans paraître s'occuper de ce qui se passe prés d'elle. De chaque côté de l'entrepont sont disposées deux rangées de quinze lits, chacun d'eux renferme quatre hôtes. Là l'homme bien portant couche à côté du malade; l'on y voit un passager encore sain et sauf se placer auprès d'un galeux ou d'un être attaqué d'un mal encore plus répugnant. Aux planches qui forment l'encadrement des lits sont suspendues des nippes en nombre incalculable et dans un tel état de vétusté et de malpropreté que l'on se croirait volontiers à la vitrine d'un marchand de bric-à-brac,,ou plutôt dans une des ruelles qui avoisinent notre " Vieux marché " au moment où le crépuscule étend son ombre sur les boutiques. Ce triste séjour n'a guère que dix pieds de haut. Le plancher en est glissant, les pieds y collent tant il s'y trouve de boue. Vous trouvez dans cet antre des gens de toute espèce et de toute profession, aussi bien des gens honnêtes que des bandits et des voleurs. Ce sombre séjour n'est éclairé que par les trois écoutilles.; deux d'entre elles sont munies d'escaliers et se trouvent l'une au milieu, l'autre à l'avant du navire. La troisième est pratiquée devant la porte de notre spintje; couverte d'un treillage, elle sert à laisser pénétrer l'air et le jour dans l'entrepont et nous envoie d'horribles miasmes.

Les premiers temps cette écoutille a été l'objet de scènes tantôt plaisantes, tantôt dramatiques. Les passagers d'en bas, attirés par la lumière comme un essaim de papillons de nuit par une clarté, s'assemblaient sous cette ouverture pour y faire leurs repas ou jouir du plaisir d'une partie, de cartes. Un passager de la cabine avait-il le malheur de placer un seau rempli d'eau sur le grillage, ceux d'en-dessous, gênés par cet obstacle qui leur dérobait une partie du jour, poussaient malicieusement le seau et un torrent inondait la chambre. D'autres fois, quand le roulis était un peu fort, un des récipients qui contiennent " le superflu de la boisson ", des passagers de première classe se renversait sur le grillage, et c'était l'entrepont qui jouissait à son tour d'un fâcheux déluge. Enfin, un jour, Clément, tout en causant, se trouvait sur l'écoutille tandis qu'une famille de Prussiens mangeait au-dessous. En remuant les pieds, sans intention, il s'est fait que quelques saletés sont tombées dans la soupe des mangeurs, qui, furieux de cet assaisonnement inattendu et peu de leur goût, ont vomi une litanie de jurons plus damnables les uns que les autres. Clément s'en est peu ému, et comme il restait à la même place, ces brigands lui ont donné deux coups de couteau qui ont tranché le cuir de ses souliers et l'ont heureusement délivré d'un cor gigantesque qui le tourmentait depuis quelques jours.

Assez sur ce foyer de puanteurs et de méchancetés. J'ajouterai seulement que pour moi je n'y suis entré que deux ou trois fois, me promettant formellement de n'y plus retourner. Quant à Clément, comme il aide le deuxième second dans les distributions journalières et hebdomadaires des vivres et de l'eau, il y passe presque toute la journée.

lundi (29 mai). On a distribué aux passagers toutes les pommes de terre qui se trouvent à bord, parce qu'elles pourrissent dans la cale. Certains insectes ont aussi commencé à reparaître et se propagent avec une rapidité effrayante. On les voit se promener sur le pont; quelques-uns ont des moustaches à faire peur. Les Allemands se font déjà avec une douce réciprocité l'opération que les singes ont l'habitude de se faire mutuellement et qui est funeste à la vie de l'acarien.

jeudi (8 juin) la petite vérole sévit à bord avec assez de violence parmi les émigrants. Quand je dis la petite vérole, ce n'est pas précisément le cas, quoiqu'en ayant les apparences; l'épidémie qui règne ici n'entraîne pas la mort, du moins jusqu'à présent. Les matelots disent "les poquettes". On craint beaucoup que nous ne devions faire quarantaine en arrivant à New York.

vendredi (9 juin). Les vivres commencent à manquer. Nous n'avons plus de pommes de terre, presque plus d'eau. Le biscuit se gâte, la viande sent horriblement. Les passagers n'ont pour nourritutre que du pain et de l'eau. Ils se sont déjà plaints et avec des attitudes peu rassurantes. A la table on ne sert plus avec la viande que des légumes secs. Quand au capitaine, il ne manque de rien parce qu'il a emporté de Portsmouth une grande quantité de petites boîtes de fer blanc hermétiquement fermées et contenant du bouillon ou de la viande.

mardi (13 juin) une famille flamande ( voir :De Maeyer) a perdu une petite fille de trois ans et demi. Le soir a eu lieu la cérémonie de jeter son corps à la mer. L'enfant avait été enveloppée dans un grossier morceau de toile à voile, lié avec des fils de caret. Ainsi enveloppé, on a transporté son corps à l'arrière. Une foule compacte l'entourait. A un signe du capitaine, tous les assistants se sont découverts et, après une courte oraison, on a attaché un sac rempli de charbon aux pieds de la petite morte. Ce dernier préparatif achevé, le second lieutenant et un matelot ont saisi la pauvre fille et l'ont précipitée dans les flots, en accompagnant sa chute de ces mots : "Que Dieu ait son âme"

Samedi, il est encore mort un enfant d'une famille prussienne dont la mère était attaquée de la petite vérole.

Une semaine plus tard, le navire arrive enfin en vue de New York.

Je vous ai laissés au moment où, remorqués par un steamer, nous nous avancions vers la quarantaine, côtoyant Staten-Island de très près. Jamais rien ne m'a paru si beau que cette terre dont nous manquions depuis si longtemps; cette côte montagneuse, aux riches couleurs, aux arbres verts, je la dévorais des yeux; les maisons me paraissaient plus blanches, le gazon plus touffu, l'air plus doux; une voiture, une vache, un cheval me semblaient des êtres nouveaux dont je n'avais jamais connu que le nom; le chant du coq, le gai tintement de la cloche d'une église, me frappaient d'étonnement et de joie. J'entrais dans un monde nouveau; j'étais comme un sourd et aveugle à qui on vient de rendre l'ouïe et la lumière.

Malheureusement, cette charmante extase n'a pas duré longtemps; elle fut troublée par l'arrivée du médecin, conduit par une chaloupe portant le pavillon jaune clair traditionnel de tout ce qui se rattache à la quarantaine. Après quelques dispositions préliminaires, on procéda à la visite. Les aides allèrent dépister tous ceux qui essayaient de se cacher et rassemblèrent tout le monde à l'arrière. De là, ils défilèrent assez rapidement devant le docteur, qui, placé au milieu du navire, arrêtait les plus malades. Il y en eut sept qui furent désignés pour l'hôpital.
Ensuite, l'Esculape décréta la quarantaine et partit suivi de ses servants. Quelques instants après la chaloupe du bord emmenait les malades. Il y a deux hôpitaux, entourés de beaux et spacieux jardins, et que l'on voit du navire. Ils paraissent tenus avec une propreté exquise. L'un est spécialement destiné aux passagers, l'autre aux matelots.

La pensée que nous devions rester en quarantaine attristait tous les visages ! on voyait au loin la ville située à trois lieues du mouillage et c'était échouer en arrivant au port. Le capitaine seul avait la permission de sortir; il se rendit chez le docteur et, à force d'insistances et de prières (lisez : d'argent et de genièvre), obtint que les émigrants pourraient quitter le navire le lendemain. C'était nonante-neuf pour cent de gagné. Cette nouvelle fut reçue avec enthousiasme par tout le monde, les uns se trouvant satisfaits de quitter les autres, et les autres de se voir débarrassés des uns. En effet, le lendemain, vers quatre heures de relevée, un steamer vint prendre les émigrants et leurs bagages. Quand tout fut chargé et que l'on donna le signal du départ, les Allemands firent entendre trois formidables hurrahs qui voulaient dire tout le plaisir qu'ils avaient trouvé à bord. Que je remercie Dieu de les voir partis ! Comme le pont me paraissait plus vaste, la cabine plus riante ! Je me répétais à chaque instant : " Les pourceaux ont déguerpi; les cochons sont partis; le diable m'emporte, si l'on me rattrape avec eux. " C'est vilain, ce que j'écris là. C'étaient de si pauvres gens !

Bientôt il fallut nettoyer l'étable et les auges. On s'en acquitta du mieux qu'on put. J'avais pensé que les trois hurrahs des émigrants avaient été leur seule vengeance pour tout ce qu'on leur avait fait; mais que mes sens étaient abusés! Cette vengeance planait, terrible et implacable! Insensés que nous étions, nous nous réjouissions au moment où elle allait fondre sur nous! C'était un coup de Jarnac, c'était une mine ignorée prête à éclater, c'était le canon de bronze bourré jusqu'à la gueule, que les Espagnols laissèrent aux Indiens ignorants et qui les massacra, c'était une calamité, c'était un ennemi terrible, toujours sur pied, jamais rassasié, c'était, enfin c'étaient les puces, oui les puces qui nous font une guerre à mort ! Nous avons beau prendre des bains de mer tous les jours, changer d'habits, battre nos matelas; ces infernales vermines reviennent toujours. Ne pouvant plus dormir dans nos cabines, nous avions transporté nos literies sur le pont; mais le médecin nous l'a défendu, car les nuits sont très malsaines, et l'on peut y gagner des fièvres intermittentes. Enfin, le mal est sans remède; nous sommes piqués, rongés, mangés, dévorés.

Le capitaine croyait pouvoir bientôt arriver lui-même à New-York avec son bâtiment, mais je ne sais par quelles circonstances inattendues nous sommes encore restés quatre jours devant la quarantaine, croyant partir à chaque instant. Tous les jours le capitaine se rendait à Staten-Island et prenait là le steamer qui conduit à New-York pour six cents ou trente centimes. Enfin, mercredi, nous avons levé l'ancre et deux heures après nous étions au quai.

Début juillet, Edmond et Emile Picard purent visiter New-York. Ils y furent reçu par le nommé Gérard, qui habitait à ce moment, Carmyn Street, 25. Ils se rendirent également chez un nommé Dierckx, 75 Canal Street. Nous supposons que c'étaient deux Belges, des relations de la famille Picard.

Notre voyageur fait une description de New-York et émet quelques réflexions sur la ville, les Américains et leurs habitudes, les navires américains, les grands hôtels, les cafés. Fin août, il est  atteint de fièvre typhoïde. Transporté le 5 septembre au Sailors retreat à Staten Island, il y est soigné pendant 23 jours. Il s'embarquera à New-York sur le navire belge Concordia pour rentrer en Belgique vers le début décembre 1854.